La normalisation : le cas de la Chine

par Pierre Deplanche, professeur agrégé de l’université de Bourgogne

« La Chine était en avance sur le reste du monde jusqu’à peu près au XVème siècle. Et puis, il s’est passé un basculement où, à partir du XVème siècle, l’Europe a progressé de façon considérable dans les sciences et techniques et a fini par largement dépasser la Chine » [i]

Ce basculement technologique qui serait à l’origine de l’accès à la puissance européenne ne serait-il pas en train de se reproduire au bénéfice de la Chine dont le Parti communiste chinois a bien saisi l’importance et le concours pour parvenir au « rêve chinois » promis par Xi à son peuple ? Les avancées technologiques et la qualité de la recherche chinoises sur les industries du futur ne sont plus à démontrer et se placent souvent nettement en tête par rapport au compétiteur le plus proche, les Etats-Unis d’Amérique. Dans ce contexte de volonté de parvenir à l’hégémonie techno-scientifique à moyen terme, il n’est pas étonnant de constater la montée en puissance et en influence de la Chine dans les instances mondiales de normalisation, les normes accompagnant les avancées techniques et sociétales, quand elles ne les annoncent pas. Nul besoin d’être devin, donc, pour constater que ce « rebasculement » vers la Chine – et l’Indo-Pacifique plus globalement – s’opère depuis plusieurs années sous nos yeux de naïfs gavés d’idéologie du marché considéré comme l’alpha et l’oméga de toute action politique.

La science et la recherche chinoises au firmament

Selon la récente et très complète étude de l’Australian Strategic Policy Institute (ASPI)[ii] sur le Suivi des technologies critiques[iii], les Etats-Unis sont dépassés par la Chine dans 37 domaines technologiques dits critiques sur 44 dont les matériaux avancés dans l’industrie, l’intelligence artificielle, les systèmes d’information, l’énergie et l’environnement, le calcul quantique, les technologies du génome, des vaccins, les biotech, la défense et l’espace, la robotique, etc.

Ces positions de domination dans les technologies du futur traduisent l’excellence chinoise en matière de recherche autonome après des décennies d’apprentissage en partie dans les universités occidentales. Ces institutions chinoises dédiées au progrès de la science et de la technologie répondent à la commande du Parti communiste chinois (PCC) dont l’ambition affirmée ne se limite pas à une stricte contribution à la connaissance universelle. De nombreuses universités de l’Empire du milieu ont acquis une réputation mondiale et se félicitent d’accueillir de jeunes chercheurs talentueux en provenance de nombreux pays et qui, par leurs travaux, contribuent aux avancées scientifiques indigènes.

Le résultat de ce cercle vertueux se lit dans l’abondance et surtout l’excellence des publications de haut rang dans divers domaines critiques: for some technologies, all of the world’s top 10 leading research institutions are based in China and are collectively generating nine times more high-impact research papers than the second-ranked country (most often the US)[iv].

Ainsi, le même rapport de l’ASPI rend compte de la compétition qui existe entre les centres de recherche au niveau mondial dominée par le duopole Chine-E-U avec une progression fulgurante des instituts chinois qui supplantent les Etats-Unis dans un grand nombre de domaines technologiques stratégiques. L’inde, la Corée du sud, et d’autres nations suivent de loin et ne figurent que dans quelques champs très délimités.

Le rapport de l’ASPI tente de mesurer l’état de la concurrence scientifique et technologique à laquelle la Chine et les Etats-Unis se livrent. Mais il évalue surtout le risque de monopole technologique qui pourrait en découler. Or, il est assez frappant de constater que dans la plupart des domaines de recherche et leurs applications industrielles, la Chine se trouve déjà en situation monopolistique (industries de décarbonation, cryptographie post-quantique, engins hypersoniques, …).

A ce stade des observations, il serait intéressant de croiser les données proposées par l’ASPI et vérifier quelles normes sont en cours d’élaboration dans les comités techniques internationaux dans ces domaines industriels et de mesurer la présence et l’influence chinoise.  Le plus pertinent serait naturellement une approche prospective.

Patience et longueur de temps

En 2018, le PCC vote le plan stratégique « China standards 2035 » qui renforce et prolonge le plan           « Made in China 2025 » initié en 2015. Dans la pensée politico-économique du PCC, l’accession à l’hégémonie industrielle mondiale se décompose en trois phases. Après la phase 1 qui cantonne les entreprises chinoises à la fabrication à bas coûts au service des consommateurs occidentaux, après la phase 2 qui introduit peu à peu l’innovation dans la production industrielle et fait émerger les premiers géants sectoriels, la phase 3 consacre la consolidation et la domination des entreprises chinoises dans les secteurs industriels du futur pour en établir… les normes à portée mondiale. La Chine a patiemment atteint ce stade et se montre très à la manœuvre dans les sphères normatives internationales.

Cette situation ne serait pas autrement inquiétante s’il ne s’agissait que de marché et de simples rivalités économiques entre puissances. Les questions que pose le basculement évoqué plus haut vont bien au-delà des simples considérations de compétition technique et scientifique. Quels effets sur nos industries, société et valeurs démocratiques pourra produire la première puissance mondiale économique, politique et peut-être militaire à terme lorsqu’elle est une dictature ? Vue de Pékin, la normalisation est un enjeu de guerre idéologique total, pas uniquement de guerre économique ; idéologie présente y compris là où l’attend le moins, dans les normes techniques.

La Chine devenue première puissance économique et industrielle forte d’une influence absolue sur l’Asie – le plus grand marché du monde – et sur ses comptoirs africains aura-t-elle encore l’envie et la nécessité de participer à l’élaboration des normes mondiales ? Elle les créera ; elle les contrôlera ; elle les imposera. La définition des normes mondiales sous influence chinoise dans leur acception la plus large entre dans l’une des priorités politiques affichées de Xi Jinping. Son ambition de puissance tous azimuts et de rêve chinois dont l’innovation et la normalisation constituent des axes forts a été réaffirmée lors de XXème congrès du PCC en octobre 2022. 

La Chine rêve d’hégémonie. Soit. Un rêve reste un rêve, se rassurent certains. C’est oublier que la puissance de l’imaginaire est le carburant de la passion des peuples qui les propulse à la hauteur de leur désirs oniriques.

Notes


[i] André CHIENG in  https://video.toutatice.fr/video/19543-chine-le-nouvel-empire-13-1911-1976-la-chine-seveille/ consulté le 28/02/2023.

[ii] L’Institut australien  de stratégie politique est un think tank qui travaille sur les questions de défense et de politique stratégique; fondé par le gouvernement australien et financé en partie par le ministère australien de la Défense et le Département d’État des États-Unis.

[iii] ASPI’s Technological tracker, ASPI, février 2023, https://ad-aspi.s3.ap-southeast-2.amazonaws.com/2023-03/ASPIs%20Critical%20Technology%20Tracker_0.pdf?VersionId=ndm5v4DRMfpLvu.x69Bi_VUdMVLp07jw

Consulté le 28/02/2023.

[iv] Ibid. p.9:  «Pour certaines technologies, les dix principaux instituts de recherche mondiaux sont basés en Chine et génèrent collectivement neuf fois plus d’articles de recherche à fort impact que le pays classé deuxième (le plus souvent les États-Unis.»