La nomination d’Andrei Belousov au Ministère de la Défense russe et ses implications

Par Jacques Sapir

Andrei Belousov vient d’être nommé Ministre de la Défense. C’est une nomination importante à la fois du fait de l’homme mais aussi pour ce que cela signifie politiquement en matière de réorganisation du ministère, du secteur militaro-industriel, et au-delà sur ce que cela dit de la vision du pouvoir russe avec les puissances occidentales.

Je connais Andrei Belousov depuis le début des années 1990. Il était à l’époque un brillant directeur de recherches à l’institut de Prévision de l’Économie, détenteur de deux thèses (économie et mathématiques) et il participa aux premières sessions de séminaire Franco-Russe qui se tenaient à Moscou. Le qualifier de « libéral » est trompeur. Il était « libéral » au sens où il avait acté la faillite de la planification centralisée soviétique et où il était pour des privatisations, mais comme nous tous du séminaire Franco-Russe ! Il était par contre choqué, et scandalisé, dans les années 1995-1996 par la situation en Russie et la collusion avec les oligarques et il fut l’un de ceux qui me parla de la nécessité d’une réaction des « forces saines » si l’on voulait sauver le pays.

Il était tenu en grande estime par les deux directeurs successifs de l’IPE, Youri Yaremenko (mort en 1996) et en particulier par Victor Ivanter qui exerça de 1996 jusqu’à sa mort en 2019 la direction réelle de l’Institut et qui soutenait qu’il était le seul à comprendre la profondeur du concept de PIB.

Passé dans l’administration il mit en place la réforme de ROSSTAT et, à ce titre, j’eu d’autres occasions de le rencontrer quand je participais au programme d’aide INSEE -ROSSTAT. Il acquit le respect de nos collègues de l’INSEE rapidement. Il rejoignit l’administration présidentielle fin 2000 quand Poutine fut élu et devint assez rapidement l’un de ses conseillers sur l’économie et sur l’innovation, et mit toute sa compétence (Éco et Math) dans ses nouvelles fonctions. C’est à cette époque que je rédigeais 2 rapports pour l’administration présidentielle (2002 et 2007), rapports qui furent ultérieurement publiés dans « Problemy Prognozirovanija », la revue de l’IPE-ASR[i].

Il comprenait (et comprend) parfaitement que la survie de la Russie dépendait de son économie ET de sa capacité à développer un régime d’innovation qui impliquait tout un écosystème ainsi qu’un système de financement. Il joua un rôle important dans l’écriture des textes législatifs et réglementaires qui permirent le développement des techno-parcs en liaison avec les grandes universités comme à Novosibirsk (le séminaire Franco-Russe y délocalisa l’une de ses sessions en 2015). Il entra au gouvernement comme Ministre du Développement Économique (conservant des liens avec l’IPE-ASR). Il était dès cette époque convaincu que l’investissement et la construction de grands groupes innovants étaient la clé du succès de la Russie.

Le considérer comme un planificateur n’a de sens que si l’on comprend planification comme le processus mis en œuvre en France au début des années 1960 ou au Japon de 1957 à 1971. Il s’agit d’orienter l’activité des groupes publics et privés comme ce fut le cas dans notre pays dans les années 1960. Trop longtemps, il a été barré par les responsables du Ministère de l’Économie et des Finances et par la Banque Centrale. Il n’a pu s’émanciper et commencer à mettre en œuvre ses idées qu’à partir de la crise COVID (2020). C’est à ce moment là qu’un tournant, donnant raison à Belousov, devenu par ailleurs Vice-Premier Ministre, semble avoir été pris. En 2022 et 2023, il a accompagné et coordonné la forte croissance des investissements des entreprises privées et la croissance qui en résultât.

Sa nomination au Ministère de la Défense revêt une importance considérable. Elle marque la transformation de ce ministère en une agence de production, de conception, de recherche et d’innovation au profit des forces armées. L’impact sur les entreprises militaro-industrielles sera considérable. Elles verront leurs activités rationalisées, et surtout elles devront être attentives à l’articulation court terme/long terme au travers de processus d’innovation. Cela veut aussi dire qu’une partie des entreprises issues des techno-parcs et les start-up se verront intégrées dans ce processus pour irriguer l’innovation. Il est probable que la Russie va se doter d’un équivalent de la DARPA américaine pour assurer le contact civil/militaire et organiser une coopération entre les deux secteurs.

Les fonctions purement « militaires » du Ministère pourraient être mises sous l’autorité d’une État-Major élargi, incluant responsables économiques, des transports, du renseignement etc…, sur le modèle de la STAVKA de la seconde guerre mondiale. On oublie trop souvent que c’est l’organisation de la STAVKA et ses méthodes d’action, en rupture avec le « volontarisme stalinien » qui ont permis le rétablissement militaire de l’URSS puis les victoires à partir de 1943/44.

Cette nouvelle STAVKA serait alors, logiquement, rattachée à l’Administration Présidentielle. Il faudra suivre les informations qui filtreront les mois à venir sur cette possible réorganisation.

Ajoutons qu’Andrei Belousov est parfaitement convaincu que le développement de la production militaire ne doit pas se faire au détriment de la production civile.

On peut penser qu’il maintiendra le ratio 40%/60% pour la production militaire et la production civile. Sa nomination indique cependant que le pouvoir russe voit loin au-delà des hostilités actuelles et s’attend à une période de 10 à 20 ans de confrontation « froide » avec les pays de l’OTAN.

Il sait que dans cette logique, la capacité de la Russie à résister, voire à gagner, ne dépend pas seulement de la simple production militaire mais de la vitalité de son économie et des processus d’innovation qui se développent en son sein.

Note


[i] Sapir J., “Estestvennye monopolii: problemy opredelenija i kontrolja” (les monopoles naturels: problèmes de définition et de contrôle) in Problemy Prognozirovanija, n°6/2004, pp. 42-55 et Sapir J., « Soglasovanie vnytrennykh u mirovykh cen na cyr’evye produkty v strategii yekonomitchekogo razvitija Rossii », [Dynamiques des prix mondiaux et internes des matières premières dans la stratégie de développement économique de la Russie] in Problemy Prognozirovanija, n° 6 (129), 2011, pp. 3-16.